CHAPITRE XI
— Du diantre si je sais à quoi vont servir ces états généraux, me dit mon père le jour où il fut élu – et point du tout à son corps défendant – député de la noblesse pour le bailliage de Montfort-l’Amaury. Les Grands ne les ont réclamés à tue-tête que pour couvrir leur rapacité du manteau du bien public. Et maintenant qu’ils se sont raccommodés avec la régente, ils s’en passeraient volontiers. Condé a même poussé l’impudence jusqu’à offrir à la régente de ne les point tenir : proposition que les ministres ont aussitôt repoussée, pensant, non sans raison, que s’ils ne les convoquaient point, Condé ne faillirait pas un jour à en faire grief à leur gouvernement.
— Mais les états généraux pourraient rhabiller les abus, dit La Surie.
— Crois-tu cela, Miroul ? dit mon père avec un sourire. Comptes-tu sur la noblesse pour proposer au roi de n’être plus exemptée d’impôts ? Sur le clergé pour refuser à l’avenir de percevoir la dîme ? Et sur le tiers état pour renoncer à la vénalité des charges ?
— Il me semble, dit La Surie, que le tiers état, à tout le moins, devrait faire quelque effort pour soulager le peuple de sa misère.
— Il faudrait pour cela, Miroul, que le tiers état représente le peuple ! Or ses députés sont en grande majorité des bourgeois bien garnis ayant charges et offices, et en tirant le plus de pécunes qu’ils peuvent pour se rembourser de les avoir achetés si cher. Tu ne trouveras pas parmi eux un seul artisan ou un seul paysan ! C’est dire si le peuple sera bien défendu !
— Mais alors, Monsieur le Député de la noblesse, dit La Surie, que feront ces trois ordres ?
— Ils se chamailleront entre eux avec entrain, et prendront le roi comme arbitre de leurs chamailleries.
— Est-ce tout ?
— Ils écriront des cahiers de doléances et, à la clôture, les remettront au roi.
— Et qu’en fera le roi ?
— Mais rien, assurément.
— C’est donc une farce ! dit La Surie.
Il dit cela d’un air plus chagrin que déprisant, pour ce qu’il nourrissait une sorte de foi dans le progrès des sociétés humaines. Je ne sais d’où lui venait cette créance, sinon peut-être du fait qu’il avait lui-même gravi au cours des ans par ses propres excellents mérites tous les degrés qui séparent l’extrême dénuement de la roture à la noblesse d’épée.
— On peut, en effet, considérer toute l’affaire comme une sorte de comédie, dit mon père. Mais si elle est divertissante, elle peut aussi être instructive. Et c’est bien pourquoi j’ai accepté d’v jouer mon rollet.
— Monsieur mon père, dis-je, prendrez-vous la parole aux états généraux ?
— Que nenni ! Je m’en garderai comme de peste ! Dans ce genre d’assemblée, quand on veut plaire, il faut flatter les passions. Mais si, comme moi, on entend parler raison, on se fait tout soudain une foule d’ennemis.
— Monsieur, dit La Surie, si vous vous taisez d’un bout à l’autre des états généraux, quel sera donc votre rollet ?
— Miroul, ta question n’est-elle pas un peu griffue ? dit mon père, mi-figue, mi-raisin.
— Non, Monsieur.
— Je vais donc y répondre. Primo, j’écouterai de toutes mes oreilles et je vous ferai chaque soir un rapport fidèle des folies qui s’y seront dites, ce qui ne manquera pas de vous instruire. Secundo, je m’arrangerai pour être de ceux qui rédigeront les cahiers de doléances pour y introduire celles du bailliage qui m’a élu.
— Mais, Monsieur mon père, vous venez de dire que ces cahiers ne serviront de rien.
— Cela est vrai. Mais d’y voir couchées leurs doléances, cela remplira d’aise mes nobles électeurs.
— Et belle jambe cela leur fera ! dit La Surie.
— Comment cela ? dit mon père. N’est-ce donc rien que d’avoir la satisfaction de se plaindre ? Et voulez-vous ôter aux Français le plaisir de la grogne ?
Mon père tint parole et nous fit chaque soir un « rapport fidèle », que je trouvai en effet instructif, et Madame de Lichtenberg, ébaudissant, quand je lui en contais les épisodes les plus pittoresques.
La raison en était qu’elle s’émerveillait à chaque fois que les Français fussent assez fols pour prétendre donner des leçons à leur Prince et espérer, au surplus, qu’il les écoutât. Je la rassurai sur ce point et aussi sur la fréquence des états généraux, le dernier en date remontant à vingt-sept ans[55] et ayant été écourté par un double assassinat.
— Mon Pierre, me dit-elle tandis que, nos tumultes étant apaisés et nos corps encore tout mêlés l’un à l’autre, elle reposait sa tête charmante sur mon bras, où en est-on des palabres de vos trois ordres ?
— Cela va au plus mal, dis-je. La noblesse attaque le tiers état.
— Elle l’attaque ? Et en quoi faisant ?
— Elle demande la mort de la Paulette.
Madame de Lichtenberg me jeta un regard effaré.
— Qui est cette personne ? Et pourquoi la veut-on occire ?
— Ce n’est pas une personne ! dis-je en riant. C’est une taxe annuelle inventée sous Henri IV par un nommé Paulet. D’où son nom. Tous ceux qui, comme moi, ont acheté une charge ou un office doivent verser chaque année une taxe au trésor, laquelle est fixée au soixantième de la valeur vénale de sa charge. Je verse moi-même annuellement mille six cent soixante-dix livres au trésor.
— Et vous en êtes bien marri, je gage, mon pauvre Pierre ?
— Bien au rebours. J’en suis fort aise.
— Et pourquoi cela ?
— La Paulette me permettra d’échapper, quand je serai chenu et mal allant, à la règle funeste des quarante jours. Supposez, m’amie, que je sois, étant devenu très vieil, à l’article de la mort, je pourrais certes résigner[56] mon office de premier gentilhomme de la Chambre en faveur de mon fils aîné – ce fils aîné qui n’est pas encore né. Mais selon ladite règle il faudra que je survive à cette « résignation » quarante jours au moins. Sans cela, elle ne sera pas valable. Comme vous voyez, m’amie, si je veux que mon aîné hérite de ma charge, il me faudra calculer au plus juste la longueur de mon agonie, ce qui n’est point si facile, à ce que j’ai ouï dire…
— Que sinistre me paraît cette règle des quarante jours ! s’écria Madame de Lichtenberg. Bonne Paulette ! Je suis heureuse qu’elle la supprime !
— M’amie, elle fait mieux que de la supprimer. Elle a pour conséquence d’instituer, qu’on le veuille ou non, l’hérédité des offices, en facilitant, en rendant même quasi automatique, leur transmission du père au fils.
— Et en quoi cela chagrine-t-il les officiers ?
— Cela chagrine fort la noblesse qui, comparée au tiers état, dispose en effet de peu d’offices.
— Et pourquoi ?
— Elle n’a ni les pécunes pour les acheter, ni les capacités pour les remplir, étant ignare.
— Ignare ! La noblesse de France ! Ignares, votre père et vous ?
— Mon père et moi, nous comptons parmi les plus brillantes exceptions de ce siècle…
— Monsieur, dit ma Gräfin en me piquant un petit poutoune sur les lèvres, vous êtes un grand fat.
— Madame, dis-je, si vous me punissez ainsi, je vais continuer à l’être.
— Revenons à nos moutons. Ainsi la noblesse abhorre la Paulette.
— Pour la raison que j’ai dite. Mais elle l’abhorre aussi dans ses conséquences. En rendant plus facile l’hérédité des offices, la Paulette tend à créer une aristocratie bourgeoise héréditaire, plus riche et plus influente dans l’État que l’aristocratie d’épée.
— La seconde aura donc intérêt à s’allier à la première par le mariage.
— Et, certes, elle ne s’en fait pas faute ! Mais tout un chacun n’a pas la chance, comme le duc de Vivonne, d’épouser la fille richissime d’Henri de Mesmes !
— Qui est cet Henri de Mesmes ?
— Notre lieutenant civil. Un noble de fonction, comme on dit. Autant dire rien du tout aux yeux de la noblesse d’épée. Mais la mésalliance est plus facile à avaler quand on se rince du même coup aux pécunes bourgeoises. Toutefois, pour un noble d’épée qui a la chance d’épouser un beau sac roturier, dix vont végétant dans leurs incommodes châteaux en vivant chichement d’une pension royale. D’où cette grande aigreur, à la fois d’envie et de mépris, à l’égard du tiers état.
— D’où, si je vous entends bien, cette demande de supprimer la Paulette ! Et que fit le tiers état pour parer à ce méchant coup ?
— M’amie, quand on a fait fortune dans le négoce, la banque ou l’affermement des impôts, on ne laisse pas que d’être rusé et retors. Le tiers état accepta, ou plutôt, feignit d’accepter la suppression de la Paulette, mais demanda en contrepartie la diminution des tailles, pour soulager la misère du pauvre peuple, duquel, de reste, il n’avait cure. Et comme d’une part la diminution demandée s’élevait à quatre millions de livres et que, d’autre part, la suppression de la Paulette entraînait une perte d’impôts d’un million et demi de livres, pour pallier ce déficit, le tiers état réclama du même coup un retranchement d’un million six cent mille livres sur les pensions versées à la noblesse…
— Il me semble, dit ma Gräfin, que c’était là une jolie chatonie !
— Assurément, mais elle n’augmenta pas l’amour que la noblesse portait au tiers état. On échangea de part et d’autre des paroles fort aigres. L’orateur du tiers état en s’adressant au roi remarqua que ce n’était pas la Paulette qui avait écarté la noblesse des charges, mais « la croyance en laquelle elle a été pendant de longues années que la science et l’étude affaiblissaient le courage ».
— Et la noblesse pense vraiment cela ?
— Oui-da ! Et c’est même si vrai qu’il eût mieux valu ne pas le dire ! La noblesse poussa des cris, se jugeant offensée. Le clergé alors s’entremit. Et Richelieu, le jeune, frétillant et sémillant évêque de Luçon, qui nageait dans les intrigues des états généraux comme un poisson dans l’eau et cherchait toutes les occasions de se mettre en lumière, vint demander au Tiers de donner « quelque satisfaction et contentement à la noblesse ». Vous remarquerez, m’amie, que le prélat, fin comme l’ambre, ne prononça pas le mot « excuses ». Henri de Mesmes les alla néanmoins porter à la noblesse de la part de son ordre, mais elles furent si fièrement faites qu’elles l’offensèrent derechef. Mon père a pris au vol en notes ses paroles liminaires, et moi-même, les trouvant admirables, n’ai eu de cesse que de me les mettre en mémoire ! M’amie, vous plaît-il que je les verse en votre mignonne oreille ?
— Mon Pierre, je ne me lasse pas de vous ouïr. Sie sind jetzt mein Lehrer[57].
Ce tendre rappel des débuts de notre grande amour me gela le bec, si grand fut l’émeuvement où il me jeta. La merveilleuse présence de ma Gräfin m’avait rendu si cher l’allemand que pendant des mois elle m’avait appris qu’à ce jour même je ne pouvais ouïr de sa bouche une phrase en cette langue sans que tout s’interrompît en moi et sans tout oublier, hors le jour de ma première leçon avec elle. C’est pourquoi je juge qu’entre les infinies passions des amants, il n’en est pas de plus précieuse – je ne dis pas de plus intense – que celle qui naît de la remembrance des douceurs passées.
— Eh bien ? reprit-elle avec cette pudeur particulière qui nous fait, comme malgré nous, écourter les moments où nous sommes le plus proches l’un de l’autre, que dit donc Monsieur de Mesmes que vous ayez trouvé si admirable ?
— Ai-je dit « admirable » ? J’eusse mieux fait de dire « caractéristique ». Jugez-en, m’amie. « Messieurs, dit Mesmes en s’adressant à la noblesse, considérez que les trois ordres sont trois frères, enfants de leur mère commune, la France. Le clergé est l’aîné, la noblesse, le puîné, le tiers état, le cadet. Pour cette considération, le Tiers a toujours reconnu Messieurs de la noblesse être élevés de quelque degré par-dessus lui. » (Oyez-vous cela, m’amie ? De « quelque degré » ! Et jugez si le « quelque degré » a été bien accueilli ! Toutefois le pis est encore à venir !) « Toutefois, poursuivit Mesmes, la noblesse doit reconnaître le tiers état comme son frère et ne pas le mépriser de tant que de ne le compter pour rien, étant composé de plusieurs personnes remarquables, qui ont des charges et des dignités… et qu’au reste, il se trouve bien souvent dans les familles particulières que les aînés rabaissent les maisons et les cadets les relèvent et les portent au point de gloire. » Mesmes, m’amie, ne put aller plus loin. Les clameurs se déchaînèrent, le réduisant au silence. « Mordi ! hurlèrent les gentilshommes, des frères ! Nous ne voulons pas que des fils de cordonniers ou de savatiers nous appellent ainsi ! Leurs frères, mordi ! Il y a de nous à eux autant de différence qu’entre le maître et le valet ! » Et blessés, outrés, hors d’eux-mêmes, ils allèrent en corps, je dis bien en corps – et ils étaient cent trente-huit ! – se plaindre au roi de ce nouvel affront.
— Dieu du ciel ! Quelle drôlerie est-ce là ! s’écria Madame de Lichtenberg en riant aux larmes. On dirait des enfantelets qui se chamaillent et dont l’un va pleurnicher dans le pourpoint de son papa, lequel papa n’a pas encore quatorze ans ! Sauf que c’est le cadet qui, d’ordinaire, court se plaindre de son aîné, alors qu’en cette occasion, c’est l’inverse !
— Ah, m’amie, dis-je en riant aussi, il est heureux que ledit « frère aîné » ne puisse vous ouïr ! Il vous haïrait de l’appeler ainsi !
De retour, le soir tombé, en notre hôtel de la rue du Champ Fleuri, je trouvai mon père et La Surie tendant les mains au feu flambant – car le froid commençait à mordre Paris – et riant, eux aussi, à gueule bec. La coïncidence me parut belle de cette gaîté-là et de celle de Madame de Lichtenberg, et je voulus en connaître la cause.
— Savez-vous, Monsieur mon fils, dit mon père toujours riant, ce que les députés de la noblesse ont voulu que j’écrive sur le cahier de doléances à remettre au roi à la fin des états généraux ? Vous n’en croirez pas vos oreilles !
— Mais encore ?
— Ils veulent qu’il soit fait défense aux gens du tiers état et aussi à leurs femmes et à leurs filles, de porter les mêmes vêtements que les gentilshommes et les demoiselles[58], afin que du premier coup d’œil chacun puisse distinguer la qualité des personnes…
— Et l’avez-vous écrit, mon père ? dis-je en riant à mon tour.
— Sans sourciller !
— Il faudrait aller plus loin avec ces gens du tiers état ! dit La Surie, dont le rire en raison de ses origines était un rien plus vengeur et grinçant que celui de mon père et moi. Il faudrait les condamner à ne porter que des pourpoints de bougran, proscrire absolument le port des bijoux, même aux femmes, et leur interdire par-dessus tout d’aller en carrosse et même de monter à cheval, le cheval étant par essence trop noble pour porter un cul roturier !
— Et pourquoi, dit mon père, ne leur mettrait-on pas aussi sur les épaules une sorte d’uniforme grisâtre portant dans le dos les lettres T-E ? Voilà qui donnerait de la gentillesse à la vie sociale !
Comme on voit, mon père ne nourrissait pas une estime sans mélange pour l’ordre auquel il appartenait. Bien qu’il se rattachât par sa mère, qui était une Caumont du Périgord, à une fort ancienne lignée, il se sentait plus Siorac que Caumont, et ne reniait en aucune façon les vertus de son grand-père, Charles Siorac, apothicaire à Rouen qui, étant devenu seigneur de la Volpie pour avoir acheté le moulin de ce nom, glissa un « de » subreptice entre Charles et Siorac. Et bien que ce « de » fût devenu authentique quand nos rois anoblirent son fils, le capitaine Jean de Siorac, pour sa valeur sur les champs de bataille, cette neuve gloire n’éblouissait pas les yeux de mon père, pas plus qu’il ne se haussait la crête de la grande élévation qui, sous Henri III et Henri IV, était devenue la sienne. Il tenait certes son rang et lui attachait du prix pour l’avoir conquis de haute lutte dans le péril de ses missions, mais un bourgeois instruit et laborieux continuait à vivre dans sa peau de marquis, et il attachait plus de prix au bon ménagement de ses terres et de ses pécunes qu’aux armoiries peintes, et à l’occasion repeintes, sur les portes de son carrosse.
*
* *
La querelle entre le tiers état et la noblesse s’apaisait à peine qu’une autre vint secouer les états généraux, celle-ci entre le clergé et le tiers état, laquelle, fort différente des piques de vanité ou d’intérêt dont la Paulette avait été l’occasion, s’avéra infiniment plus grave, non seulement en son fond, puisqu’elle touchait aux principes mêmes de la monarchie, mais aussi parce qu’elle réveillait chez ceux qui, comme mon père, les avaient de près vécus, les souvenirs des odieux assassinats dont Henri III et Henri IV avaient été victimes.
Pour le tiers état comme pour le Parlement de Paris, qui était gallican[59], il y avait derrière les fanatiques qui avaient ensanglanté par deux fois le trône de France, les doctrines ultramontaines des jésuites, selon lesquelles il était loisible au pape d’excommunier un roi, voire de le déposer, et à ses sujets de l’occire, s’ils venaient à le considérer comme un tyran.
Ayant présents à l’esprit les horribles meurtres que j’ai dits et la périlleuse doctrine qui les avait inspirés, le tiers état trouva bon de placer en tête des lois fondamentales du royaume un article – l’article premier – ainsi rédigé :
« Le roi est reconnu souverain en son État, et ne tenant sa couronne que de Dieu seul, il n’y a puissance en terre, quelle qu’elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur son royaume pour l’en priver. L’opinion contraire, à savoir qu’il est loisible de tuer ou de déposer nos rois, est impie, détestable, contraire à la vérité, et contraire à l’établissement de l’État de France, qui ne dépend immédiatement que de Dieu. »
Le clergé, dès qu’il eut connaissance de cet article, estima qu’il attentait à la suprématie du pape sur les princes de la chrétienté et réagit avec rudesse. Il délégua aux députés de la noblesse le cardinal Du Perron, qui eut d’autant moins de mal à les convaincre du caractère pernicieux de cet article que le tiers en était l’auteur. Et Du Perron, à la tête d’une trentaine d’évêques et d’une soixantaine de députés de la noblesse qui l’accompagnaient en renfort, se rendit à la Chambre où se réunissait le tiers état. Mon père se joignit à cette brillante délégation, non qu’il fût hostile, bien loin de là, à l’article premier, mais par curiosité.
Mon père nous faisait ce conte au souper, en notre logis du Champ Fleuri, tantôt en français et tantôt, quand Mariette apparaissait, en latin – langue qu’elle appelait, à la cuisine, notre « étrange parladure » –, et je ne manquais pas de demander à mon père pourquoi il était si curieux de ce que le cardinal Du Perron allait dire, puisqu’étant connu pour être ultramontain et partisan d’un pouvoir papal absolu, sa position, en l’occurrence, ne pouvait surprendre personne.
— Ce n’est pas son discours, mais sa personne, qui m’intéresse, dit mon père. Je l’ai connu quand nous étions tous deux en nos vertes années, lui, lecteur d’Henri III, et moi, un des médecins du roi. Il s’appelait alors Jacques Davy.
— Était-il déjà si pieux ?
— Nenni. Comme moi-même alors, il semait ses folles avoines.
— Monsieur le Marquis, dit La Surie, je ne sache pas que vous ayez jamais abandonné ces semailles-là.
— Paix-là, Miroul ! Ce qui était remarquable dans le cas de Jacques Davy, c’est que son père était pasteur calviniste et l’avait élevé strictement.
— Le cœur paternel ne faillit donc pas à saigner, dit encore La Surie.
— Quatre fois : quand Jacques Davy écrivit les gracieux poèmes érotiques inspirés par sa propre expérience. Quand il se convertit au catholicisme. Quand il se fit prêtre. Quand Henri IV, auquel, après la mort d’Henri III, Jacques Davy avait attaché sa fortune, le nomma évêque… Le nouvel évêque, revêtant ses robes violettes, se vêtit aussi d’un nom nouveau et s’appela désormais Du Perron.
— Voilà qui est piquant, dis-je. Un roi hérétique, et excommunié par surcroît, qui nomme un évêque !
— Quand il acquit ce droit pour les rois de France, dit La Surie, François Ier n’aurait pu prévoir qu’un de ses successeurs serait huguenot… Et c’est ainsi qu’un ancien hérétique reçut l’abjuration d’un roi hérétique dans la basilique de Saint-Denis.
— En avait-il le droit ?
— Nullement, dit mon père. L’excommunication ayant été papale, seul le pape la pouvait lever. Et il va sans dire que le Vatican fut outré que Du Perron eût si effrontément outrepassé ses droits, et le tint un temps en grande défaveur. Ce dont Du Perron fut fort désolé.
— Et pourquoi cela ? demandai-je.
— Si le roi de France le pouvait faire évêque, seul le pape le pouvait nommer cardinal.
— Je gage que Du Perron fut souple…
— Souplissime. De reste, c’est un homme de grands talents.
— Est-ce lui qui obtint à la parfin du pape qu’il levât l’excommunication de notre Henri ?
— Nenni. C’est l’abbé d’Ossat à Rome, et moi-même, dans une faible mesure. Mais c’est Du Perron qui récolta les fruits de nos labeurs en venant à Rome à la place du roi recevoir à genoux aux pieds de Sa Sainteté les petits coups de baguette qui étaient censés symboliser les fouets dont on accablait les dos ensanglantés des repentis de moins haute volée. Mais j’ai conté tout cela dans mes Mémoires.
— Lesquels, Monsieur mon père, je me plains de n’avoir pu lire que par fragments.
— Vous y perdez prou ! dit La Surie. Le récit de notre séjour à Rome est tout à fait édifiant. On a failli y être empoisonné, et on s’y est presque ruiné en pâtisseries[60]…
Là-dessus, il rit, et mon père, sans du tout lui demander compte de sa gaîté, reprit :
— Revenons à nos moutons. J’ai laissé le cardinal au moment où il entre, suivi d’une brillante escorte, dans la Chambre du tiers état pour dire à ces gallicans ce qu’il pense de leur article premier, « le plus pernicieux qui fut jamais ».
— Et que dit-il, Monsieur mon père, à ces pauvres députés du Tiers ?
— Oh ! Il y avait beau temps que la « caque » ne sentait plus le « hareng » ! En fait, il n’émanait plus d’elle que le plus pur parfum de l’orthodoxie vaticane ! « Les rois, dit-il, parlant haut et clair, doivent lécher la poussière des pieds de l’Église et se soumettre à ycelle en la personne du pape… La défense de toucher à leur vie a été pourvue par le concile de Constance. Mais quant au droit de déposition, nous n’y laisserons pas toucher… Et les laïques ne sont point juges de ces questions. »
— Voilà qui était clair ! Le pape prétendait toujours défaire les rois !
— Et le Tiers, lui, prétendait tenir ferme. Le même jour, le Parlement, entrant dans la querelle, rendit un arrêt qui renouvelait ses arrêts antérieurs contre les doctrines ultramontaines, y compris l’arrêt de 1561 qui condamnait le bachelier Tanquerel à faire amende honorable pour avoir soutenu que le pape disposait du pouvoir de déposer le roi. Le clergé réagit à ce nouveau coup en en appelant au Conseil du roi, lequel évoqua l’affaire à soi le trois février, en présence de Condé, lequel aussitôt intervint.
— Et de quel côté ?
— Du côté du tiers état et du Parlement, dont il voulait s’assurer les sympathies au cas où il serait appelé à prendre le pouvoir.
— Mais se flatte-t-il vraiment de cette espérance ?
— Qui sait ? Il n’y a que deux personnes entre le trône et lui : Louis et Monsieur… Quoi qu’il en soit, le Conseil prit un arrêt interdisant au Parlement et aux états généraux de disputer le fameux article premier. Il se réservait le soin de le décider.
— Cela, je gage, ne faisait pas l’affaire du clergé, puisqu’il se trouvait dessaisi !
— Et en effet il fulmina. Le huit février, le Conseil s’étant réuni de nouveau, présidé par le roi, Louis fut stupéfait de voir surgir devant lui le cardinal Du Perron, suivi des cardinaux de Sourdis et de La Rochefoucauld, suivis eux-mêmes de plusieurs évêques, dont le plus effréné de tous, Charles Miron, évêque d’Angers, et aussi de quelque noblesse, à laquelle je me mêlai, fort curieux d’assister à cette séance. À peine entrés, les prélats, toutes griffes dehors, jetèrent feu et flammes et parlèrent au roi avec une effroyable insolence : il n’appartenait, dirent-ils, ni aux états, ni au Parlement, ni au roi, de décider de cet article premier. L’Église en était le seul juge. Ils ne demandaient pas, ils exigeaient, que l’arrêt du Conseil du roi pris le trois février fût cassé. « Si on ne cède pas à cette exigence, dit le cardinal Du Perron, le clergé quittera l’assemblée des états généraux et jettera l’excommunion et l’anathème sur ceux qui s’opposent à sa doctrine, tant est qu’ils seront précipités à jamais dans les peines et les géhennes de l’enfer ! »… Charles Miron renchérit encore sur ces épouvantables menaces et, joignant le ridicule à l’odieux, ajouta, quasiment l’écume aux lèvres, que ni lui ni ses pairs ne quitteraient la salle du Conseil que l’arrêt ne fût cassé sous leurs yeux.
Pâle, muet, Louis assistait à ce déchaînement de violence qui, empiétant ouvertement sur son autorité, ne respectait ni sa présence, ni sa personne.
Condé voulut parler, mais il avait à peine ouvert la bouche que le cardinal de Sourdis lui clouait le bec avec la plus grande brutalité.
— Monsieur, dit-il, étant de la religion que vous êtes[61], vous n’avez pas à opiner en cette affaire. Au nom de tout le clergé, je vous récuse !
— Vous me récusez ? dit Condé, béant qu’un prêtre, fût-il cardinal, osât s’adresser en ces termes au premier prince du sang. Permettez-moi, je vous prie…
Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Louis se leva vivement, et allant à Condé et se penchant vers lui, lui dit d’un ton pressant :
— Monsieur, je vous prie, n’en parlez plus !
Puis se retournant vers les autres conseillers, mais sans daigner jeter un œil sur Du Perron et ses prélats, il poursuivit :
— Puisqu’ils récusent Monsieur le Prince, ils me voudront enfin récuser.
Et sans y mettre plus de forme, il salua le Conseil, se couvrit et s’en alla dîner.
*
* *
Je vis Louis le lendemain et comme à l’accoutumée au second étage, dans son cabinet des armes, sous le prétexte de mesurer notre rapidité à monter et remonter sa « grosse Vitry ». Le résultat fut sans surprise, malgré les progrès que j’y avais faits. Il est vrai que je n’y portai pas l’attention qu’il y eût fallu, car j’attendais les questions du roi et il fut quelque temps avant d’ouvrir la bouche.
— Sioac, dit-il enfin, mon père a-t-il eu maille à partir avec le Vatican après qu’il eut été absous par le pape ?
— Oui, Sire, deux fois. Une première fois, après que le jeune Châtel eut tenté de l’assassiner en 1594. Comme Châtel avait été élève des jésuites et que leur influence sur lui avait été démontrée, le Parlement leur fit un procès, un de leurs pères fut pendu, et la compagnie, bannie. Le pape s’en offensa et fit de vives remontrances à votre père à ce sujet.
— Et la seconde fois ?
— En janvier 1610, cinq mois avant que le roi votre père tombât sous le couteau de Ravaillac. Le pape condamna, comme il fait souvent, certains livres, lesquels en conséquence ne devaient être vendus, ni achetés, ni lus, sous peine de péché mortel. Or, parmi les livres condamnés se trouvait le plaidoyer d’Antoine Arnauld contre les jésuites. Chose digne de remarque, ledit du Vatican ne condamnait pas seulement le plaidoyer, ce qui, à la rigueur, pouvait s’expliquer par le désir du pape de défendre les jésuites. Mais aussi les pièces annexes, et parmi ces pièces annexes, Sire, il y avait la sentence de mort prononcée par le Parlement de Paris à l’encontre de Châtel.
— Comment ? dit Louis, vivement ému. Cela est-il certain ?
— J’étais présent, Sire, quand le roi en fit d’amers reproches au nonce apostolique. Le roi votre père était hors de lui.
— Pourquoi ?
— Il n’ignorait pas que le pape était très hostile à la guerre qu’il allait déclarer aux Habsbourg, tant est qu’innocenter un régicide à la veille de cette guerre lui apparaissait comme un sinistre avertissement, voire comme une menace.
À cela, Louis ne répondit ni mot ni miette. Tout le temps de ce dialogue – et bien que l’huis fût clos, ma voix ne s’élevait pas au-dessus d’un murmure – Louis avait entrepris de démonter une seconde fois sa « grosse Vitry », cette fois-ci sans hâte et comme machinalement, mais avec une précision des plus émerveillables, sans jamais hésiter, emboîtant chaque pièce l’une dans l’autre avec un claquement sec, se peut parce qu’il désirait faire quelque bruit pour couvrir ma voix, mais aussi peut-être pour apaiser le trouble où le jetaient mes réponses. Il tenait la tête penchée, ses longs cils noirs formant une ombre sur ses joues rondes dont le caractère enfantin était démenti par sa longue mâchoire autrichienne et la compression de ses lèvres l’une contre l’autre, lesquelles pourtant étaient rouges et charnues et eussent annoncé beaucoup de joie à vivre, si on l’avait élevé autrement.
Louis n’était pas, comme il disait lui-même, « grand parleur », parce qu’il bégayait et en avait honte, et aussi parce qu’il se sentait espionné par son entourage, son âme au surplus étant plusieurs fois par mois sondée jusqu’au tréfonds par le père Cotton qui, pendant une heure, par d’insidieuses questions, traquait le péché, et en particulier le péché de chair, dans ses moindres recoins.
On ne fouettait plus Louis depuis qu’on l’avait déclaré majeur, mais on le surveillait de plus près encore, on l’instruisait le moins possible des affaires de l’État, on le maintenait dans cette ignorance ; et bien qu’il fût environné d’une foule de gens – deux valets de chambre veillant la nuit sur son sommeil – j’augurai qu’il devait se sentir étrangement seul en ce grand palais, entouré qu’il était de forces jalouses ou hostiles : sa mère, les maréchaux d’Ancre, les ministres, les Grands, Condé, Vendôme, et même à l’occasion un clergé plus vétilleux sur les droits de l’Église que respectueux des siens.
Ayant remonté sa « grosse Vitry », Louis s’essuya longuement les mains avec un chiffon, releva la tête et dit :
— Sioac, avez-vous ouï ce qui s’est passé hier au Conseil ?
— Oui, Sire. Bellegarde me l’a conté.
— Ah, Sioac ! me dit-il avec une brusque explosion de chagrin, mais sourde et comme atténuée, ils se sont montrés si arrogants ! Ils ont osé nous menacer des peines éternelles ! Et ce Condé qui avait le front de défendre mon trône ! Lui !
Il n’en dit pas plus, ayant acquis l’habitude de se brider dès qu’un premier mouvement l’emportait. Mais il en avait dit assez pour que j’entendisse dans ce « ils » et dans ce « lui » tout un volume. J’observai qu’à partir de ce moment, Louis ne laissa pas de trahir une sorte d’aversion, ou à tout le moins une contraction de tout l’être, quand s’approchait de lui un évêque ou un cardinal, raison pour laquelle, me sembla-t-il, il fut si long plus tard à accorder sa confiance à Richelieu.
Quant à Condé, Louis éprouvait pour ce félon perpétuel un ressentiment beaucoup plus violent : Bellegarde, qui était membre du Conseil du roi, m’en apporta la confirmation deux jours plus tard en me contant un incident dont il avait été le témoin.
L’occasion en fut un de ces actes barbares dont les Grands en ce pays se rendent si facilement coupables sous un gouvernement faible. Un familier de la reine, le sieur Marsillac, ayant encouru, Bellegarde ne sut me dire à quel sujet, le courroux de Condé, celui-ci n’hésita pas à envoyer son favori Rochefort à ses trousses. Marsillac fut rejoint, impiteusement bâtonné et laissé sur le carreau.
La reine en conçut une profonde irritation et, à l’issue du Conseil, adressa en présence du roi les plus vifs reproches à Condé. Celui-ci répliqua vertement et n’hésita pas à dire que, le roi étant majeur, il était à son service et non pas à celui de sa mère. Louis fut outré d’une insolence qui visait à enfoncer un coin entre la reine-mère et lui.
— Monsieur, dit-il, vous avez à respecter la reine, puisque je lui ai laissé la direction des affaires.
Mais loin de lui savoir gré de ce loyalisme, Marie s’offusqua de son intervention comme d’une atteinte à son pouvoir, et se retournant contre son fils, elle lui dit avec sécheresse :
— Taisez-vous donc !
Louis blêmit et se tut, ne voulant pas donner à Condé le plaisir d’une querelle familiale. Et Condé, profitant de l’algarade, prit brièvement congé et, sans s’excuser le moindre, s’en alla. Dès qu’il se fut éloigné, Louis dit à sa mère avec la dernière véhémence :
— Ah, Madame, vous m’avez fait le plus grand tort de m’avoir empêché de parler !
Et il ajouta en regardant à son côté :
— Si j’eusse eu mon épée, je la lui eusse passée à travers le corps !
Quand je répétai, le soir venu, à mon père cette phrase surprenante, il hocha la tête d’un air pensif et demeura coi un moment.
— À mon sentiment, dit-il enfin, cette grande colère ne vise pas le seul Condé. Elle s’adresse aussi à sa mère, qui l’a humilié en le faisant taire, alors même qu’il prenait son parti. Mais qui eût cru qu’il y eût en Louis tant de violence ? Et un tel ressentiment ? Je gage que s’il règne un jour, il ne sera pas aussi pardonnant qu’Henri IV.
— Monsieur mon père, dis-je, la gorge serrée, pensez-vous qu’il pourrait un jour ne pas régner ?
— Nenni, dit mon père, je ne pense pas cela.
Mais même dans cette dénégation il me sembla percevoir une inquiétude qui n’osait dire son nom.
*
* *
Madame de Lichtenberg était une femme si naturellement affectionnée à ceux à qui elle avait donné sa confiance, si fidèle en amitié, si fervente en amour, et nourrissant pour le genre humain, sans distinction de rang, d’âge et de pays, des dispositions si bienveillantes qu’il lui était quasiment impossible de saisir un caractère aussi ingrat que celui de la reine-mère. Tant est qu’elle s’étonnait parfois de la sévérité des jugements que dans le tiède et pénombreux huis-clos de son baldaquin, toutes courtines tirées, je portais sur Marie de Médicis.
— M’amie, lui dis-je un jour, comment une femme comme vous pourrait-elle comprendre Marie ? C’est une créature si stérile qu’on ne peut la décrire qu’avec des « sans ».
— Comment cela ?
— Elle est sans esprit, sans charme, sans bonté, sans délicatesse, sans scrupule, sans amour pour les autres, et cela va sans dire, sans le plus petit frisson de sensibilité.
— N’a-t-elle donc à vos yeux aucune vertu ?
— Si : la vertu.
— Est-ce rien ?
— Ce n’est rien, quand on aime aussi peu l’amour.
Ma Gräfin rit à cela d’un rire gai comme une musique, puis après un instant de réflexion, elle reprit :
— Elle aime le pouvoir.
— Mais elle ne l’aime pas, m’amie, pour gouverner la France – pays à qui elle demeure tout à plein étrangère et dont elle se soucie comme d’une guigne –, mais à seule fin de pouvoir puiser à pleines mains dans les finances publiques et de les dépenser ensuite démesurément, à gaver les Conchine de pécunes, à acheter pour elle-même des diamants d’un grand prix, à donner des fêtes somptueuses, à doubler les pensions servies aux nobles et à racheter la fidélité des Grands par des sommes énormes. Que reste-t-il des deux millions cinq cent mille livres soustraits au Trésor de la Bastille, prétendument pour faire la guerre aux Grands ? Rien ! Et j’ai ouï dire que Marie avait demandé à la Cour des Comptes de lui laisser prélever derechef un million deux cent mille livres sur le même trésor, afin de pourvoir au voyage du roi et de Madame jusqu’à la frontière espagnole pour échanger les princesses.
— Vous dites bien : échanger ? dit la Gräfin en fronçant les sourcils. Le mot paraît étrange.
— J’eusse dû dire « troquer », m’amie, tant la transaction fut longue, dure et dénuée de toute espèce d’humanité entre deux nations qui avaient tant de raisons de ne se point aimer. Mais à la parfin l’affaire se fit et la frontière espagnole, cet été, verra Louis accueillir la petite Anne d’Autriche et l’emmener à Paris, tandis que Madame, franchissant les Pyrénées, devra prendre le chemin de Madrid avec le prince des Asturies.
— Pauvre Madame ! dit Madame de Lichtenberg avec un soupir. Mariée ! Et elle n’a pas treize ans ! Arrachée à sa famille, déracinée de son pays, et privée de sa langue natale ! Sait-elle au moins l’espagnol ?
— On tâche de le lui enseigner depuis deux ans… Mais elle prend ces leçons-là comme autant de purges… Comme vous savez, n’étant pas aimée de sa mère, qui la compte pour rien, elle est toute à son frère aîné, et il est tout à elle…
— Mon Dieu, dit ma Gräfin, pour ces deux-là, quel déchirement cela sera ! Plus de touchants petits présents ! Plus d’œufmeslette royale ! Plus de vers enfantins sur la petite marcassine !…
Elle sourit et dans le même temps, je surpris dans ses yeux des larmes. Son émeuvement m’émut. Je l’adorais d’avoir le cœur si tendre. Je la pris dans mes bras pour la consoler et ce qu’elle appelait « notre babillage de derrière les courtines » s’interrompit. Toutefois, nos tumultes qui à l’accoutumée s’accompagnaient de tant de joie, ne guérirent pas ce jour-là la mélancolie qui se peignait sur son beau visage. Et quand l’heure sonna de regagner mon logis, elle dit avec un accent de profonde tristesse :
— Quoi ! Déjà ! Vous prenez déjà votre congé ! Ah, je déteste ces départs ! Ils me sont si cruels !
Et j’entendis alors qu’à ses larmes au sujet de Madame s’en mêlaient d’autres qui ne concernaient qu’elle-même. En m’oyant parler de ce voyage à la frontière espagnole, elle s’était tout soudain avisée que je ne pouvais faillir d’v accompagner le roi et que des semaines, peut-être des mois, allaient de nouveau nous séparer.
*
* *
Cette scène se passait deux jours avant le quinze juillet 1615, jour qui fait l’objet dans mon Livre de raison d’une note indignée, mais prudemment elliptique : « Mise à sac du T. de la B. (ces initiales désignant le Trésor de la Bastille) à cinq heures de l’après-midi. »
Plaise à vous, lecteur, d’observer que cette honteuse entreprise ne se fit pas la nuit et en catimini, mais en plein jour et avec pompe, en présence de tout ce que le royaume comptait d’illustre, comme si de nobles et solennelles apparences pouvaient, aux yeux de l’Histoire, couvrir l’effraction et le vol. Et chose étrange, il faisait ce jour-là – je dis bien : ce jour-là, et non la veille, ni le lendemain – une des plus excessives et des plus étouffantes chaleurs qu’on eût éprouvées à Paris de mémoire d’homme.
Du Louvre, pour nous rendre à la Bastille, il nous fallut traverser quasiment toute la ville. Or, il avait plu la veille, ce qui avait transformé la croûte qui recouvre les pavés parisiens en boue épaisse et malodorante. Et bien que le soleil, à cinq heures du soir, ne fût plus à son brûlant zénith, il avait tant chauffé les murs des maisons et le cloaque nauséabond des rues, que nous crûmes, au sortir du Louvre, rouler dans une étuve d’où se seraient échappées des vapeurs pestilentielles. Et à un moment, en effet, Louis, qui m’avait invité dans son carrosse, eût pâmé, je crois, si Héroard ne lui avait appliqué sous le nez et sur la bouche un mouchoir imbibé de vinaigre.
Précédé par les gardes de Sa Majesté et suivi par une quarantaine de chariots dont l’utilité ne me parut que trop tristement évidente, le long cortège de carrosses armoriés franchit sans encombre les deux cours qui précèdent le pont-levis de la Bastille et, celui-ci se levant avec une lenteur majestueuse, pénétra dans la cour principale.
C’était la première fois que je mettais le pied dans cette redoutable forteresse et je ne l’y mis point sans une appréhension secrète, tant une fois qu’on y était serré, il était difficile d’en sortir. Témoin, le comte d’Auvergne, qu’on y avait enfermé en 1604 et qui, en 1615, s’y trouvait toujours[62].
La reine émergea la première de son carrosse, superbement parée et emperlée, le visage rouge, altier et résolu, et se faisant ouvrir la porte de la tour du Trésor par Monsieur de Vaussay, le gouverneur de la Bastille, s’engouffra seule et sans attendre le roi, dans le viret. Il comptait deux cent trente-deux marches, et quand son fils et sa suite – dont j’étais – la rejoignirent au sommet, il me parut qu’elle soufflait beaucoup, encombrée qu’elle était par sa vêture de satin et les lourds bijoux qui la paraient.
À ce que je conjecturai, la salle fort sombre dans laquelle on déboucha servait d’antichambre à la chambre du Trésor. Monsieur de Vaussay, qui avait précédé la reine avec deux gardes, leur ordonna d’allumer des flambeaux fixés au mur, lesquels, dès que les gardes eurent battu le briquet, éclairèrent fort chichement une salle assez grande qui présentait la forme d’un arc de cercle. Leurs flammes grésillantes et le nombre grandissant de dignitaires qui se pressaient là ne laissèrent pas d’ajouter à la touffeur humide et moisie de l’air et aussi peut-être au malaise que cette scène, si disconvenable à la dignité royale, provoquait chez les assistants. On voyait, à vrai dire, proche du plafond, un fenestrou carré et barreauté, mais il admettait trop peu d’air dans cette salle pour nourrir la respiration de tant de gens.
La reine, toujours haletante de son ascension, paraissait elle-même pressée d’en finir. Sans dire mot et d’un geste impérieux, elle fit signe au chancelier de Sillery, lequel se précipitant à ses pieds avec une profonde révérence, lui remit un parchemin roulé. Elle s’en saisit avec une sorte d’avidité et l’élevant au-dessus de sa tête comme un bâton de commandement, elle le montra aux assistants en disant avec une majesté quasi écrasante :
— Ceci est un arrêt du Conseil du roi.
Puis se tournant vers Louis et lui tendant le parchemin, elle ajouta d’une voix forte :
— Lisez, Sire.
Louis ne prit pas le parchemin. Fort pâle et paraissant près de défaillir, il appuyait sa nuque et son dos contre le mur, tant est que Monsieur de Souvré, craignant qu’il tombât, s’approcha de lui avec vivacité et le soutint par le bras, tandis que le docteur Héroard lui mit de nouveau sous le nez le mouchoir imbibé de vinaigre dont il s’était servi dans le carrosse.
— Qu’est cela ? dit la reine avec hauteur en dévisageant son fils. Se pâme-t-il ?
— Je le crains, Madame, dit Héroard.
Elle fut un moment à observer le roi d’un air revêche et rebéqué. Marie n’était pas obtuse au point de ne pas avoir soupçonné que la soumission de son fils à son égard pendant tant d’années était plus feinte que réelle. Mais incapable de comprendre que seule sa propre tyrannie avait conduit Louis à cette constante dissimulation, elle en accusait la noirceur de son âme. « Il est sournois », disait-elle.
— Se pâme-t-il vraiment ? dit-elle, se demandant s’il ne s’agissait pas là d’un de ses « tours ».
— Je le crains, Madame, dit Héroard, qui à cet instant sans doute se posait la même question.
— Monsieur de Souvré, dit la reine, bridant avec peine son ire, le roi se pâme-t-il ?
— S’il n’est point tout à fait pâmé. Madame, dit Monsieur de Souvré, il n’en est pas loin.
— Eh bien, nous nous passerons de lui ! dit la reine avec une rage contenue.
Et se tournant vers le chancelier, elle lui redonna le rouleau de parchemin et dit avec la dernière brusquerie :
— Lisez, Monsieur le Chancelier.
Monsieur de Sillery lut. C’était un arrêté du Conseil du roi, qui ordonnait qu’on passât outre aux refus répétés de la Chambre des Comptes d’enregistrer ledit par lequel « le roi » avait demandé à ladite chambre qu’elle l’autorisât de prélever un million deux cent mille livres sur le Trésor de la Bastille afin de pourvoir aux mariages du roi et de Madame.
Monsieur de Sillery eût dû s’arrêter là. Mais il ne put s’empêcher, pour faire sa cour à la reine, d’ajouter avec une sorte de truculence qu’il aimerait savoir comment le président de la Chambre des Comptes pourrait justifier le fait que par cinq fois ladite chambre avait refusé d’enregistrer l’édit du roi.
Oyant ces mots, « l’édit du roi », j’espère que je ne fus pas le seul en cette noble assemblée à penser que cet édit se fût mieux porté d’être appelé « l’édit de la reine », pour la raison que Marie n’avait pas appelé son fils à en discuter.
Le président de la Chambre des Comptes, que Monsieur de Sillery venait de mettre en cause, entreprit alors de se justifier. C’était un petit homme chenu, menu, la joue creuse, l’œil noir profondément enfoncé dans l’orbite. Il parlait sans faire le moindre geste, d’une voix exténuée, comme s’il était déjà aux portes de la mort, mais dès les premiers mots, je sentis en son propos quelque chose de ferme, comme s’il s’appuyait sur une foi inébranlable en la valeur sacrée des lois.
— Le feu roi, dit-il, avait, en sa grande prévoyance, amassé depuis 1602, année après année, ce Trésor de la Bastille. Il y avait apporté un grand soin, ménage[63], et travail. La valeur de ce trésor était très grande, non seulement en soi, mais aussi parce que le feu roi l’avait fait connaître dans le monde entier, afin de détourner par là les étrangers de rien entreprendre contre un royaume qui possédait d’aussi grands moyens. Je me souviens avoir entendu le feu roi dire publiquement au duc de Mantoue, en désignant l’Arsenal : « J’ai là de quoi armer cinquante mille hommes », et ajouter aussitôt, en désignant la Bastille : « Et là, de quoi les payer pendant six ans au moins. »
Pendant ce discours, je gardai le regard fixé sur la physionomie en apparence inerte de Louis et je ne faillis pas d’apercevoir que ses yeux tout soudain brillèrent quand le premier président fit l’éloge de son père. Mais il les baissa si vite et il reprit si rapidement son impassibilité que je doutai même l’avoir vu changer d’expression.
— Bref ! dit la reine qui se doutait bien que tant de louanges sur l’épargne du feu roi contenaient quelque pique à l’égard de sa propre prodigalité.
Et d’un geste machinal, elle ramena sa main gauche à la hauteur de sa poitrine et en couvrit le poignet de sa main droite, comme si elle eût voulu cacher, ou protéger, l’énorme bracelet de diamants que sa première levée sur les deniers de la Bastille lui avait permis de payer.
— Bref ! répéta-t-elle en haussant fort le bec.
— J’achève, Madame, dit le président de la Chambre des Comptes avec une profonde révérence. Personne n’ignore que par deux de ses lettres patentes enregistrées par la Chambre des Comptes, le feu roi avait expressément défendu de tirer aucun denier de son Trésor de la Bastille, sauf pour des affaires de guerre très importantes et moyennant l’enregistrement de ladite chambre. Toutefois, quand en février dernier, Sa Majesté le roi ici présente avait demandé de prélever deux millions cinq cent mille livres sur les deniers de la Bastille, la chambre, consciente de la nécessité de combattre la rébellion des Grands, avait cru devoir enregistrer l’édit du roi et l’avait fait d’autant plus volontiers que le roi avait promis de restituer cette somme au trésor avant que l’année fût écoulée. Tant s’en faut pourtant que cette promesse ait pu être tenue !…
Derechef, Louis ne put tout à fait se retenir de trahir ici quelque émotion. Tant de choses lui étaient cachées par sa mère qu’en toute probabilité il n’avait su ni la promesse de restitution faite en son nom, ni la violation de cette promesse qu’on lui reprochait aujourd’hui en termes voilés.
— C’est pourquoi, reprit le président de la Chambre des Comptes, nous y regardâmes de plus près, quand le roi prit en juin 1615 un édit visant à prélever de nouveau une somme de un million deux cent mille livres sur les deniers de la Bastille pour pourvoir aux frais entraînés par les mariages espagnols et les voyages qu’ils rendaient nécessaires. Ne s’agissant pas de guerre, la chambre a pensé qu’il convenait de refuser d’enregistrer l’édit et elle l’a fait par cinq fois, résistant à toutes les lettres de jussion qu’elle a reçues. La Chambre des Comptes estime en conscience que de telles dépenses auraient dû être prévues de longue main par les financiers du roi et qu’il vaudrait mieux que chacun se retranchât en sa maison des superfluités qui n’apportent que le luxe plutôt que d’épuiser les deniers de la Bastille. La chambre déplore grandement qu’on touche à ces deniers, se dit innocente de ce désordre et assure Leurs Majestés de son respectueux et affectionné dévouement.
Cet « affectionné dévouement » était la dorure destinée à faire passer la pilule des « superfluités » qui n’apportaient que « luxe » et « désordre ». Mais la reine avala le tout sans sourciller, n’ayant d’yeux, pendant ce discours, que pour la lourde porte aspée de fer qui barrait l’entrée de la chambre du Trésor.
— Monsieur de Vaussay, dit-elle au gouverneur de la Bastille dès que le président se fut tu sur une profonde révérence, l’arrêt du Conseil du roi notre fils commande d’ouvrir la porte et d’y prendre notre dû.
— Madame, dit Monsieur de Vaussay, Votre Majesté n’ignore pas que trois clefs sont nécessaires pour ouvrir la porte : la vôtre, celle de Monsieur le président Jeannin, conseiller général des finances et celle de Monsieur Phélippeaux, trésorier de l’Épargne.
Ici se déroula une petite comédie fort bien machinée à l’avance et dont toutes les répliques me parurent parfaitement au point.
— Voici la mienne, dit la reine en sortant une clef d’une poche dissimulée dans un pli de son vertugadin et en la tendant à Monsieur de Tresmes, son capitaine aux gardes.
— Je me refuse à remettre la mienne, dit le président Jeannin qui, toutefois – comme il apparut un instant plus tard –, l’avait apportée avec lui, ce qui ne montrait pas une résolution bien farouche de ne point s’en séparer.
— Je refuse aussi, dit en écho Monsieur Phélippeaux.
— Pourquoi ? dit la reine, que ce double refus ne parut pas le moindrement inquiéter, bien qu’elle affectât de sourciller et de parler avec hauteur.
— Plaise à Votre Majesté, dit Monsieur Phélippeaux, de me permettre de répondre pour deux. L’édit du roi n’ayant pas été vérifié, malgré cinq lettres de jussion, par la Chambre des Comptes, celle-ci pourrait à l’avenir nous rendre l’un et l’autre personnellement responsables des sommes illégalement détournées.
— Pour vous prémunir là-contre, dit la reine, je vous donnerai une…
Sa mémoire lui faillit à cet instant et elle tourna les yeux, comme pour l’appeler à la rescousse, vers le chancelier de Sillery, lequel aussitôt lui souffla à mi-voix :
— Décharge.
— Je vous donnerai une décharge de votre responsabilité signée de moi et de mes ministres.
— Est-ce donc le commandement formel de Votre Majesté que nous remettions chacun notre clef ? dit Phélippeaux.
— C’est mon commandement, dit la reine.
— Messieurs, vous m’êtes témoins, dit le président Jeannin en promenant ses yeux faux sur les témoins de cette scène, que j’obéis à un ordre formel de la reine.
Ayant dit, il s’avança avec un certain air de pompe vers Sa Majesté, mit un genou en terre, baisa le bas de sa robe et lui tendit la clef. Il fut imité avec un temps de retard par Monsieur Phélippeaux.
— Prenez, Tresmes, dit la reine avec dignité.
Monsieur de Tresmes, que ces discours avaient impatienté, s’élança avec une vigueur toute militaire, fut sur les deux agenouillés en deux enjambées et, leur arrachant quasiment les clefs des mains comme il eût fait au prévôt d’une ville qui se rendait à merci, retourna à la porte bardée de fer et entreprit de la déverrouiller. Ce ne fut pas une petite affaire, car il lui fallut, en tâtonnant, trouver la bonne clef pour chacune des trois serrures.
Ce ferraillement (qui dura plus d’une minute, Tresmes y mettant plus de force que de méthode) plongea dans un profond silence la bonne trentaine de Grands et de dignitaires qui se pressaient, suant et quasi étouffant, dans l’antichambre. Je ne dirais point qu’on eût entendu une mouche voler, car justement les mouches abondaient en ce lieu, le fenestrou n’étant point fermé par verrière ni contrevent, et leur harcèlement, autant que leur infatigable bourdonnement, ajoutait fort à l’incommodité des présents.
La porte s’ouvrit enfin, pivota sans aucun bruit et ne découvrit d’abord que l’obscurité la plus profonde, avant que deux gardes, dépêchés par Monsieur de Vaussay, n’allassent allumer au mur trois flambeaux qui y étaient fixés par des anneaux. Une salle apparut alors, qui était au moins le double en étendue de celle où nous étions et qui, quoiqu’elle fût située au sommet d’une tour, évoquait plutôt l’idée d’une cave, en raison de son plafond voûté, de sa pénombre et d’une centaine de caques passées au brou de noix qui se trouvaient là, et qui auraient fort ressemblé à d’énormes barriques de vin si, au lieu d’être couchées sur le ventre, elles n’avaient été debout et closes par de lourds couvercles.
La reine s’avança jusqu’au seuil et fixant des yeux étincelants sur les caques, elle dit au président Jeannin qui faisait l’important à ses côtés :
— Combien ?
Bien que la question fût elliptique, Jeannin la comprit fort bien.
— Ces caques, Votre Majesté, contiennent des sacs, et ces sacs contiennent des écus d’or au soleil dont chacun vaut trois livres[64]. Votre Majesté va donc recevoir quatre cent mille écus d’or.
— Je veux mon dû et rien que mon dû, dit la reine avec dignité.
— Votre Majesté, dit Phélippeaux, qui va porter les sacs dans les chariots ?
— La guardia di Tresmes sotto la sua responsabilita[65], dit la reine à qui il était visiblement impossible, dans l’état de tension où elle se trouvait, de parler la langue de ses sujets.
— Votre Majesté, reprit Phélippeaux, où devront aller les chariots ?
— Alla casa vostra, dit la reine en haussant le bec, comme si elle se faisait un mérite pointilleux de ne pas faire porter cette manne directement en son appartement du Louvre. (Il est vrai que celui du trésorier de l’Épargne n’était guère éloigné du sien.)
À cet instant, Louis parla à l’oreille de Monsieur de Souvré qui, s’approchant de la reine, lui dit après un profond salut :
— Madame, le roi aimerait pendant le temps de ce chargement visiter la Bastille qu’à ce jour il n’a jamais eu l’occasion de voir.
— J’y consens, dit la reine avec une mauvaise grâce qui provenait sans doute du fait qu’elle le soupçonnait toujours d’avoir feint de se pâmer pour ne pas avoir à lire un édit qui contredisait celui de son père sur l’utilisation des fonds de la Bastille.
Quand Louis passa devant la reine, il lui fit, les yeux baissés, un profond et respectueux salut, mais quand il se releva, il ne put empêcher que son regard croisât le sien. Ce fut très bref, car l’un et l’autre, d’un commun accord, détournèrent aussitôt les yeux.
Le roi fut suivi, comme il se devait, par Monsieur de Souvré, le docteur Héroard et trois des quatre premiers gentilshommes de la Chambre, Monsieur de Courtenvaux, Monsieur de Thermes et moi – le quatrième, le maréchal d’Ancre, ayant préféré ne pas être présent à l’enlèvement des pécunes, sans doute pour qu’on ne babillât point à la Cour sur les épingles que sa femme et lui-même allaient en retirer.
Comme nous descendions le viret de la tour. Monsieur de Vaussay nous dépêcha un garde afin qu’il servît de guide à Louis pendant sa visite de la Bastille. Ce quidam s’acquitta remarquablement de sa mission, étant un Gascon bien fendu de gueule et connaissant à fond la forteresse. Mais bien qu’en sa coutumière assiette, passionné qu’il était par tout ce qui regardait le militaire, Louis eût posé au cicérone une foule de questions, il ne l’écouta que d’une oreille et ne dit ni mot ni miette, son visage portant un air fermé et chagrin.
Non sans de bonnes raisons, car cette journée avait été marquée par une ironie de l’Histoire, dont la cruauté n’avait pu échapper à son esprit : son père avait amassé, année après année, ce Trésor de la Bastille, afin de desserrer un jour par les armes l’étau que la tentaculaire Maison d’Autriche faisait peser sur les frontières de France. Et ce trésor – le bouclier et la lance de son royaume –, moins de six ans après sa mort, se trouvait petit à petit rogné, rongé, et dilapidé par la petite-nièce de Charles Quint. Les Habsbourg qui, du vivant de notre Henri, n’avaient jamais réussi à le vaincre, l’emportaient à la parfin sur lui après sa mort. La main d’une femme avait suffi à cet exploit.